Internet est l'objet qui révolutionne un monde qui se cherche et qui va devoir décider pour longtemps de l'avenir qu'il souhaite. |
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Un 31 décembre, c'est une bonne date pour regarder ce qu'on laisse derrière nous et se demander ce qu'il y a devant nous. Le Net n'a pas fini de faire parler de lui. Alors laissons la parole à quelqu'un qui le connaît bien: Laurent Chemla. Cela donne quelque chose de dense. Aux antipodes de ce que l'on peut lire ou entendre ici ou là à propos de ce phénomène qu'est le réseau... Kitetoa: Le Net devait être un « village planétaire global ». Il était initialement chargé d'espoirs et de promesses. Liberté, savoirs, il devait tout apporter aux individus. Ceux-ci allaient devenir un contre-pouvoir aux entreprises, aux gouvernements, oppresseurs ou pas. Qu'en est-il aujourd'hui? Laurent Chemla: Internet a volontairement été conçu pour pousser notre monde vers l'utopie du "village global". Ses concepteurs savaient parfaitement ce qu'ils faisaient en allant bien au delà des spécifications du cahier des charges de l'armée US. Les espoirs et les promesses du réseau ne datent pas des débuts de son utilisation par des universitaires mais ont présidé à sa conception dans l'esprit de ses créateurs. N'oublions pas qu'Internet est né à la fin des années 60 des mains de jeunes gens sortis des mêmes universités que ceux qui ont mis fin à la guerre du Vietnam, initié le mouvement hippie et les utopies communautaires. Les pères d'Internet ont été formés par des sociologues qui, justement, théorisaient un monde interconnecté dans lequel le savoir serait accessible à tous sans le moindre contrôle - créant ainsi une "pensée nouvelle" voulue comme le ciment d'une anarchie libertaire. Les créateurs d'Internet ont ainsi pris le gouvernement à son propre jeu et ont créé un outil dont les fondations techniques empêchent le contrôle des contenus par qui que ce soit. On le voit aujourd'hui de façon bien plus flagrante qu'il n'y a seulement que quelques années: pour contrôler Internet et son usage, un gouvernement doit être (ou devenir) un état policier totalitaire. Sans le contrôle le plus liberticide des populations, Internet est un espace de liberté sans contrôle ni hiérarchie. L'individu y côtoie la multinationale et l'homme d'état, et bien imprudent est celui qui voudra prédire lequel convaincra le mieux les publics. Les gouvernements des grandes démocraties sont désormais face à un choix dont je doute qu'ils mesurent réellement l'importance: soit ils admettent l'existence d'un espace de liberté qui répond, mieux que n'importe quel autre, aux principes fondateurs des droits de l'homme, soit ils sont contraints d'abandonner ces principes au profit de la dictature (qu'elle soit le fait de la main-mise des multinationales sur les biens publics ou celui d'un choix politique assumé). Il semble hélas que ce soit vers le second choix qu'ils s'orientent, souvent sous la pression de lobbies commerciaux mieux représentés et mieux préparés que les quelques associations citoyennes intéressées, qui crient de plus en plus souvent dans le désert (et qui, de toutes façons, sont contraintes pour être entendues de marchander nos libertés, ce qui ne fait qu'accentuer la marchandisation qu'elles voudraient combattre). - Le contrôle du réseau par les marchands est-il une réalité? Pas encore, mais en effet il est en passe de le devenir. Aujourd'hui tout est en place pour qu'Internet soit transformé en gigantesque galerie marchande ultralibérale dans laquelle seuls quelques rares privilégiés pourront continuer à échanger librement du savoir et de l'information: o Par le biais de lois complètement déséquilibrées en faveur du droit d'auteur (qui fut créé comme un droit d'équilibre entre l'accès au savoir pour tous et la juste rémunération des auteurs mais qui au fil du temps se transforme au seul profit des ayant-droit). o A travers le droit des marques et la protection unilatérale du marché contre les citoyens, ces derniers ne pouvant exprimer leurs critiques sans risquer menaces, poursuites et procès dès lors qu'ils osent citer une marque ou un logo déposé. o Par l'adoption de lois tendant à transformer les prestataires techniques en juges chargés de faire respecter la loi: dès lors que l'hébergeur d'un contenu déplaisant aux riches ou aux puissants n'accepte pas de censurer lui-même son client, il devient responsable aux yeux de la justice d'un contenu qu'il n'a d'autre choix que de couper au moindre doute, sans la moindre décision de justice préalable. o Enfin par l'adoption par les acteurs les plus importants du marché de la culture (qui souvent cumulent leurs activités de production avec celle de distribution de contenus) de normes permettant de contrôler tout usage qui serait fait de leurs oeuvres, et interdisant la diffusion de toute oeuvre qui ne respecteraient pas ces normes dont ils réservent l'usage à leurs pairs par le jeu des brevets. Tout ceci existe déjà, ou est en passe d'exister. Dès lors les marchands auront, en effet, le contrôle total du réseau et surtout de son contenu. La seule question ouverte est celle de la résistance d'un public habitué à une liberté qu'il sera difficile de lui ôter. Au nom de la culture, les majors, les grandes multinationales du logiciel et autres sociétés d'auteurs sont en train d'essayer de détruire un objet qui leur échappe. Mais dans les faits ce n'est pas la culture qu'elles défendent, c'est sa commercialisation. Or la culture c'est d'abord un bouillon. Un bouillon d'idées, de confrontation d'opinions et de savoirs, de liens et de combats incontrôlables, d'où émerge ce qu'après coup on peut définir comme un mouvement, une oeuvre culturelle. Internet est ce bouillon, et en l'aseptisant c'est toute la culture future qu'on assassine au profit d'une pseudo-culture préformatée, collant aux goûts supposés d'un public qu'on veut captif au lieu de l'espérer captivé. - Quel espace pour les savoirs, la publication indépendante? Si on se place dans l'optique d'un réseau contrôlé par les marchands, cet espace va devenir de plus en plus restreint (alors même que l'espace électronique est infini). Oh bien sûr les blogs ne vont pas cesser d'exister, les sites indépendants non plus, la diffusion du savoir par les individus continuera. Mais ceux qui gêneront le plus auront à faire face à des procès "pour l'exemple" à l'échelle internationale, ce qui conduira vraisemblablement à une autocensure telle que toute censure réelle deviendra de facto inutile. Là encore la seule chose qui pourra éviter au réseau de devenir le "super minitel" que je crains sera le degré de résistance du public. Existe-t-il une "masse critique" d'utilisateurs avertis telle qu'il sera impossible de faire taire tout le monde sans réaction citoyenne ? C'est sur cette seule question que tout se jouera. Sinon il y aura forcément d'autres formes de diffusion et de circulation de la pensée libre qui se mettront en place de toutes façons, parce qu'on ne peut pas contrôler la créativité humaine, qu'on ne peut pas la résumer à un marché, et que toutes les répressions conduisent à trouver d'autres voies d'échange entre les hommes. Internet a longtemps été le pré carré d'une petite communauté agissante avant de devenir un outil quotidien pour tout le monde. Il peut disparaître, dissout dans les législations abusives et la volonté de faire des profits, comme sont disparues les radios libres, et bien d'autres sources de créativité avant elles. Mais personne ne peut faire disparaître ceux qui, grâce à ces outils, ont appris à créer. - Le Net peut-il encore être générateur d'espoirs pour les populations qui s'y connectent? En quoi? Sans même parler de l'exemple de la dissidence dans les pays totalitaires, le fait - généralement admis - qu'Internet a joué un rôle non négligeable dans le résultat du referendum français sur le TCE est une démonstration de la force de l'exercice réel de la liberté d'expression. Or c'est pour moi l'aspect le plus important et novateur du réseau. Non que je crois réellement qu'Internet seul ait pu contrer l'ensemble des médias classiques: il n'en est pas là, et en est même très loin. Mais que grâce à l'habitude prise d'exprimer des opinions en public par un grand nombre de gens (qui n'avaient - avant le Net - aucun accès aux médias), le débat s'est transporté au sein des familles, au bistrot, au boulot et entre amis. Et a conduit à une prise de conscience bien plus large que ce qu'espéraient sans doute les gouvernants tenants du oui. En ce sens Internet a montré une partie de sa force réelle: la liberté d'expression ne s'use que si l'on ne s'en sert pas, et a contrario elle permet l'exercice réel de la démocratie lorsqu'une portion significative de la population apprend à s'en servir. - Les Etats légifèrent à tour de bras pour tenter de contrôler ce réseau. Ils font d'ailleurs des choses qu'ils n'oseraient pas faire dans le monde réel, notamment en termes de surveillance des individus. Reste-t-il une part de cyber-vie privée pour les internautes? Comme je doute fort que nos gouvernements soient naïfs, je ne peux guère interpréter leur volonté de réglementer au niveau national un phénomène par nature sans frontière que par un aveuglement volontaire: toutes ces tentatives de contrôle des contenus sont vaines, Internet n'est pas une banlieue qu'on peut nettoyer (il est même conçu pour l'empêcher). Sans doute essaient-ils de croire - et de faire croire - qu'ils ont conservé un pouvoir perdu. Mais en effet, leur volonté de savoir ce qui s'y passe est bien réelle, elle. Il est intéressant de constater que le discours sur la vie privée est en train d'évoluer: ce qui fut longtemps tabou (la surveillance globale des individus par les états) est quasiment entré dans les moeurs. Au titre de la lutte antiterroriste, les Etats n'hésitent plus à légiférer dans ce sens. Alors qu'on imaginait pas il y a 10 ans mettre en place des caméras partout dans le métro, aujourd'hui le public l'accepte et va jusqu'à s'en réjouir. Dans un tel cadre, le mensonge habituel ("si vous respectez la loi vous n'avez rien à cacher") est pratiquement devenu une vérité pour la majorité des citoyens. De ce point de vue la lutte pour le respect de la vie privée est un combat perdu. Mais la guerre n'est pas finie. Là encore la technique est présente et peut fournir aux internautes les moyens de contrer le contrôle. Même si les outils de chiffrement ne sont pas encore entrés dans les usages courants, ils existent et continueront d'évoluer. Que feront les états pour savoir qui fait quoi lorsqu'une majorité des échanges seront cryptés ? Il fut un temps ou la possession d'un outil de chiffrement était assimilé à celle d'une arme de guerre. Les gouvernements iront-ils là encore se contredire pour interdire ce qu'ils ont autorisé ? En tout état de cause il est nécessaire de rappeler que non, ce n'est pas parce qu'on respecte la loi qu'on a rien à cacher: lorsqu'on est sous surveillance, on est moins libre. Nul être humain n'agit de la même manière selon qu'il se sait surveillé ou pas, et ce simple constat démontre le mensonge sans qu'il soit utile de rendre le public paranoïaque en rappelant par exemple que l'Etat n'a pas à savoir avec qui vous communiquez en privé. - Vous avez écrit un article qui a fait date dans Le Monde (« Je suis un voleur ») en plein boom de la nouvelle économie. Quel était le message? Ce n'était pas un message, ce n'était qu'un cri d'horreur. Mais s'il faut y chercher un message, j'aimerais que celui-ci soit la prise de conscience du fait que l'invention et la création ne sont pas des marchandises, pas plus que le droit à l'expression. - Cet article s'est transformé en livre. Etes-vous toujours un voleur? Si vous êtes un voleur, on peut en déduire qu'il y a pas mal de criminels dangereux sur le Net. Et ils sont plutôt en col blanc. N'est-ce pas un peu inquiétant? Il n'y a pas de réponse à cette question, pas plus qu'il n'y a de réponse à la question de savoir si l'homme est forcément un loup pour l'homme ou si au contraire il est foncièrement bon et qu'il ne devient un loup que dans une société libérale où la seule loi est celle de la jungle. J'ai la faiblesse de croire que ceux qui maîtrisent le réseau en ont compris les fondations et sont donc très majoritairement conscient de leurs responsabilités sociales. Et qu'à ce titre ils n'abusent pas de leurs connaissances pour tondre un public ignorant mais - au contraire - font de leur mieux pour transformer les moutons en humains. - On peut se demander si la vraie fracture numérique ne distingue finalement pas ceux qui sont utilisés par le Net et ceux qui savent l'utiliser...? Mais qui "est utilisé", sur Internet ? Tout le monde a débuté un jour (même moi j'ai débuté). Sur Internet, un débutant est au contraire quelqu'un qui utilise sans partager. Ce n'est qu'à partir du moment où on s'aperçoit qu'il est aussi agréable de donner que de recevoir qu'on apprend vraiment à quoi sert le réseau, c'était vrai en 95 comme ça l'est en 2005. Et comme en 95 la vraie fracture est entre ceux qui ont appris les usages du réseau et ceux qui n'ont pas les moyens d'y accéder. Ce qui est vrai cependant c'est qu'il existe une frange de la population, dont je fais partie, qui ne dépend pas d'un tiers pour accéder au réseau (parce qu'elle dispose de ses propres infrastructures ou de celles de bons amis). Ceux-là ne seront sans doute pas aussi touchés par la main-mise des marchands que le grand public, et auront donc une responsabilité encore plus grande que dans le passé. Il ne seront pas attaqués pour l'exemple parce qu'ils auront les moyens de se battre, ce sera donc à eux d'aider ceux qui voudront combattre pour conserver une liberté d'expression enfin ouverte au plus grand nombre. - Où va le Net? Il ira où les citoyens voudront qu'il aille. Mais il sera soit ultralibéral soit libertaire, condamné à devenir le lieu du combat ultime entre le totalitarisme capitaliste et l'utopie sociale où l'être humain devient responsable de lui-même au delà des lois et des états. C'est l'un ou l'autre mais il est techniquement utopique de croire qu'il puisse être quoi que ce soit de médian. Il est l'objet qui révolutionne un monde qui se cherche et qui va devoir décider pour longtemps de l'avenir qu'il souhaite. Note de Laurent Chemla: merci à Pascale Lemoigne pour son aide (idées, relecture, etc.)
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